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Les voyages de Fanny
13 décembre 2010

Juillet 1990

Le glacier

Liderwatt, Cachemire indien, 29 juillet 1990


Nous quittons le refuge où nous avons passé la nuit, dès le lever du jour, afin de gagner le glacier du Kolohoï à 5 heures de marche. Bien que situé à 3800 mètres d’altitude, notre but ne présente apparemment pas de difficultés pour de bons marcheurs. J’ai laissé Sophie, blessée, à la base et me suis adjoint la compagnie d’une solide Américaine, Betty.

L’unique sentier surplombe une rivière de montagne claire et tortueuse. De temps à autre de petits ruisseaux nous coupent le passage, qui venus d’on ne sait où du sommet de la montagne, regagnent la rivière en contrebas. Quelques ponts rudimentaires ont été aménagés à l’aide de planches disjointes et de pierres. Sans les Cachemiris, dans ce paysage d’altitude, nous pourrions nous croire dans les Alpes suisses et non dans l’Himalaya.

Les paysans que nous rencontrons, pour la plupart d’origine pakistanaise, ont tous des vêtements sombres, un turban, une barbe noire et un teint hâlé. La plupart vont nu-pieds. De jeunes bergers s’égaient dans les pâturages, gardant des vaches rousses et efflanquées qui mâchent du carton ou broutent sur des cabanes aux toits en terrasse recouverts d’herbe.

Parties par beau temps, vêtues d’un short, d’un tee-shirt et d’un coupe-vent, nous sommes surprises de constater que les Cachemiris se sont équipés, ce jour-là, d’un parapluie noir. Le ciel bleu augure une journée magnifique et le soleil est à peine voilé de temps à autre par des filets de nuages. Le paysage est contrasté ; les hauts sapins cèdent la place à des feuillus au tronc blanc et fragile qui poussent bizarrement, torturés comme des sculptures, perpendiculairement à la pente, cependant que le chemin devient moins large et le terrain plus accidenté. Puis, la végétation se fait de plus en plus rare, petite et résistante, et nous arrivons vers midi en vue du glacier. Immaculé, blotti dans son antre entre les deux flancs de la vallée, il laisse échapper de sous son manteau la rivière que nous avons suivie jusque là, et renvoie avec ardeur les rayons brûlants du soleil.

Assise sur une immense roche plate, je m’offre le luxe d’une cigarette, laquelle est vite écrasée car l’altitude fait s’emballer mon cœur comme un cheval fou. La pierre est douce et chaude, l’air léger. Les derniers randonneurs sont repartis mais nous sommes si bien dans ce coin perdu sur le toit du monde que nous en savourons chaque instant.

Une pluie fine se met à tomber. Comme il nous reste plusieurs heures pour le trajet du retour, nous choisissons d’attendre une accalmie sous une tente montagnarde. Une femme nous propose du thé et des gâteaux pour quelques roupies. Une heure plus tard, la pluie ne semblant pas disposée à s’arrêter, nous décidons de rentrer. Le paysage s’est métamorphosé. L’air est devenu humide, presque froid et la montagne a perdu toute convivialité. Optimistes et insouciantes, nous adoptons un pas de promenade, car notre planning a été respecté.

A peine avons-nous parcouru quelques centaines de mètres, que tout à coup, un bruit sourd me fait lever la tête vers le sommet de la montagne à ma droite. Un rocher vient de se détacher, entraînant à sa suite un torrent improvisé et des multitudes de pierres qui dévalent l’ancien couloir d’avalanche dans lequel nous venons de nous engager. Nous rebroussons chemin en courant à perdre haleine sur les pierres instables pour nous mettre à l’abri. Une fois les pierres parvenues dans le torrent en contrebas, la nature retrouve son équilibre, et nous pouvons courageusement retraverser le couloir, guettant avec crainte le moindre mouvement de roche.

Pressant le pas, nous réalisons alors que nous sommes seules et inexpérimentées dans un environnement inconnu et sans doute dangereux. Comme une réponse venue confirmer nos pensées, le tonnerre tombe comme une bombe en ébranlant la montagne et une pluie diluvienne s’abat sur la vallée, noyant le paysage dans un brouillard si épais que nous ne pouvons plus rien voir au-delà de quelques mètres. La langue acérée des éclairs vient fracasser et déchirer les sommets. Le sol se met à trembler. L’obscurité nous enferme brutalement dans un cauchemar. Pris dans la tourmente, nous ne reconnaissons plus rien du trajet de l’aller ; le paysage s’est métamorphosé. La rivière en crue a pris la couleur et la texture de la boue et gronde comme un fauve. Son courant animé de violents tourbillons arrache les arbustes à sa portée, dévorant toute vie végétale et animale. Les petits ponts ont disparu et de multiples ruisseaux nés de l’enfer courent à présent sur la pente, serpentant comme des reptiles autour de nous.

Nous rejoignons un groupe de Cachemiris, deux touristes et leur guide. Loin de nous apporter le réconfort escompté, ils sont contrariés de nous savoir sans lampe et s’étonnent de notre tenue estivale. Après ce constat, ils nous ignorent. Au cours de ce bref échange, nous avons le temps de lire la peur dans leur regard et leurs gestes nerveux. Leur réaction, bien que désagréable, a le mérite de nous faire prendre conscience du danger que nous encourons. Nous nous accrochons en silence à leur pas pourtant rapide comme deux naufragées à une bouée de sauvetage.

A mi-parcours, nous sommes stoppés par une jeune rivière, plus impétueuse et plus large que les autres. Durant une heure, nous la parcourons à la recherche d’un gué. Toute retraite est impossible. La pente raide de la montagne mène à droite à son sommet déchiré, et à gauche à la rivière déchaînée. J’envisage l’idée de finir stupidement et prématurément  mes jours, soit de froid, soit emportée par un torrent de boue. Je suis transie, trempée jusqu’aux os et, comme une bête traquée, j’essaie vainement de trouver un passage sûr, en lançant des bouts de bois et des pierres qui se laissent emporter en un instant.

Tout à coup, Betty s’écrie : « Par-là, il faut traverser par-là ! » et s’engage dans l’eau. Sans prononcer un mot, nous nous cramponnons désespérément les uns aux autres en file indienne. Nous savons qu’ainsi attachés, nous serons trop forts pour nous laisser prendre par le courant, ne pensons à ce moment précis qu’à sauver notre propre vie. L’eau frappe nos genoux et tente de nous de nous faire perdre l’équilibre, en vain.

Parvenus sains et saufs sur l’autre rive, nous laissons libre cours à notre soulagement. Rires, embrassades, félicitations, trois Musulmans se permettent ce jour là une accolade amicale sans aucune arrière-pensée avec deux jeunes Européennes.

Le reste du parcours se déroule sans incident. Nous atteignons le refuge à sept heures et demie. Deux minutes plus tard, le rideau de Dame Nuit nous ensevelit. Sans pouvoir prononcer un mot, je m’abats sur le lit. Sophie me déshabille, me frictionne et je m’endors sans plus attendre.

Betty me dit le lendemain : « J’ai prié Dieu de m’aider à traverser ».
A aucun moment, je ne me suis tournée vers le ciel pour réclamer du secours. Le danger me l’a fait oublier. Je me souviens seulement avoir fait appel au courage et à l’instinct de survie, comme un animal qui cherche à sortir d’un piège, avoir pensé aussi que ma prochaine réincarnation se ferait sans doute au cœur de l’Himalaya.
Si sa foi ne l’avait pas soutenue, aurions-nous osé faire le premier pas ?

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